1.1 Contexte de la recherche partenariale

Le vieillissement de la population est un enjeu important qui touche également les dirigeants des PME et soulève l’important enjeu social et économique de la reprise d’entreprise (Cadieux et al., 2019). Déjà en février 2017, la Caisse de dépôt et placement du Québec estimait que 30 % des propriétaires d’entreprises allaient prendre leur retraite dans les six ans1. L’émergence de modèles novateurs comme ceux portés par l’économie sociale pourrait contribuer à redynamiser et renouveler le tissu économique québécois.

Toutefois, force est de constater que si les études sur le repreneuriat sont de plus en plus nombreuses, peu d’entre elles portent sur la perspective collective (Four et al., 2019), un phénomène complexe qui soulève plusieurs enjeux pouvant varier selon l’entité créée (OBNL ou coopérative) : prix de cession et financement du rachat, aspects juridiques et fiscaux, management de la reprise et gouvernance de la nouvelle entité créée. La recherche partenariale menée par le CÉRSÉ avec le Chantier d’économie sociale, le CQCM, Réseau Coop et la Caisse d’économie solidaire Desjardins vise à produire des connaissances sur la reprise collective propres à la réalité québécoise.

NOTE. Cette recherche a été entreprise en 2019, avant la crise sanitaire. Bien que pour l’instant aucune étude fasse état des intentions de retraite influencées par la pandémie de COVID-19, selon Statistique Canada, dans son Aperçu économique du 19 août 20202, on s’attend à des « répercussions négatives particulièrement importantes sur les petites et moyennes entreprises, car celles-ci sont grandement concentrées dans les industries liées au voyage et au tourisme, dont celles du transport, des services d’hébergement et de restauration, et des arts, spectacles et loisirs ». Il s’agit des secteurs porteurs pour la reprise collective au Québec identifiés par le CÉRSÉ3 lors d’un volet de cette recherche (Four et al., 2020). Par ailleurs, la durée de la pandémie pourrait influencer la valeur de l’entreprise cédée à la baisse (CTEQ, webinaire, 20 octobre 2020).

1.2 Objectifs de la recherche partenariale

L’objectif principal de cette recherche est de mieux connaître le repreneuriat collectif afin d’en définir les spécificités et les modalités pour en favoriser l’essor dans une optique de maintien des entreprises et des emplois au Québec. Ce projet vise plus spécifiquement à :

  • Identifier les caractéristiques et particularités des reprises collectives;
  • Identifier les leviers et les freins rencontrés;
  • Identifier les retombées des nouvelles entités créées;
  • Élaborer des modèles de reprises collectives afin d’en faciliter le processus;
  • Identifier des secteurs d’activités porteurs pour le repreneuriat collectif;

Dans le cadre du présent livrable, l’analyse des entretiens réalisés permet de couvrir les quatre premiers objectifs spécifiques, soit l’identification des caractéristiques des différents types de reprises collectives, l’analyse des facteurs de succès et les freins rencontrés et enfin l’identification des retombées des nouvelles entités créées. L’analyse de cas permet d’aller plus en profondeur que les entretiens individuels dans l’identification des facteurs de succès et des freins à la reprise collective en croisant les regards de divers acteurs sur la reprise collective à différentes étapes du processus.

1.3 Démarche méthodologique

L’équipe de recherche a réalisé une série de dix-neuf entretiens individuels afin de saisir dans toutes leurs nuances les caractéristiques, les particularités, les freins et les facteurs de succès de même que les principales retombées de ces reprises collectives. Les entretiens ciblaient les repreneurs et les accompagnateurs ou acteurs de soutien, les principaux détenteurs des connaissances sur ces modes innovants de reprise. Pour mener à bien ces entrevues, l’entretien semi-directif a été privilégié, car il permet de saisir le sens que les acteurs donnent à leurs actions et « d’analyser un problème précis : ses données, les points de vue en présence, ses enjeux, les systèmes de relations, le fonctionnement d’une organisation, etc. » tout comme il permet : « la reconstitution du processus d’action, d’expériences ou d’évènements du passé » (Van Campenhoudt, Marquet et Quivy, 2017, p. 244). Le matériel qualitatif est donc majoritairement composé de verbatim et de notes d’observations, il a été traité selon la perspective de l’analyse thématique qui permet un traitement collé sur les objectifs de la recherche. (Paillé et Muchielli, 2003). Les données recueillies ont été analysées à l’aide de matrices dans le logiciel spécialisé d’analyse textuelle Nvivo version 12 (QSR, 2017). Pour compléter et valider les informations recueillies dans les entretiens, une fouille documentaire succincte a été réalisée avant chaque entretien.

1.4 Limitations de l’étude

Les entretiens semi-dirigés permettent d’aller chercher des informations pour comprendre un phénomène en profondeur et pour en saisir les nuances, toutefois, cette méthode de collecte a certaines limites. En effet, ce type de collecte repose sur la mémoire des participants, considérant que certains cas de reprise remontent à quelques années, il est difficile, dans le cadre d’un entretien d’une heure trente, de s’assurer de l’exactitude de certaines données factuelles comme les dates et les montants. C’est d’ailleurs ce pour quoi cette recherche repose sur plusieurs sources de données et types d’analyses. Également, les entretiens réalisés avec les repreneurs concernent des cas de reprises « réussis » dans la mesure où leurs entreprises étaient en fonction au moment de la rencontre. Cela pourrait limiter l’identification des freins à la reprise collective.

1.5 Description du corpus

Dix-neuf entretiens ont été réalisés, dont dix avec des repreneurs impliqués dans la reprise de dix-sept entreprises. Ces entreprises rachetées étaient, pour la vaste majorité, des sociétés par actions. Les statuts juridiques des entreprises repreneuses et des entreprises cédées sont présentés dans les tableaux suivants :

Entreprises cédéesNombre
Coop4
SPA14
Tableau 1 – entreprises cédées
Forme juridique des entreprises des repreneursNombre
Coop4
OBNL6
Tableau 2 – firme juridique des repreneurs

Enfin, cette série d’entretiens a été complétée par neuf entrevues avec des accompagnateurs et des acteurs de l’écosystème entrepreneurial, certains sont d’ailleurs rattachés à un des cas de reprise étudiés. La préanalyse des données dans les entretiens effectués auprès des repreneurs a permis de faire émerger la classification suivante :

Types d’acteurs de soutien ou d’accompagnementNombre
Soutien et expertise en transfert d’entreprises1
Soutien et expertise en économie sociale5
Soutien financier en économie sociale1
Soutien financier1
Soutien et expertise en développement local1
Tableau 3 – types d’acteurs de soutien

1.6 Cadre d’analyse

Figure 1 – Les différentes phases de la reprise d’entreprises (adapté de Picard et Thévenard-Puthod, 2004)

La reprise est décrite comme un processus séquentiel comportant quatre étapes : la préparation, l’accord, la transition et le management de la reprise (Audet et St-Jean, 2009; Cadieux et Brouard, 2009; Picard et Thévenard-Puthod, 2004). Durant la première étape, le repreneur (s’il est externe à l’organisation) doit identifier l’entreprise à racheter et les ressources nécessaires à mobiliser pour y parvenir. Pour le cédant, cette étape suppose qu’il estime cette transmission possible et qu’il réussisse à identifier un ou plusieurs repreneurs intéressés. À cette étape, l’enjeu principal est le déficit d’information (Richomme-Huet et d’Andria, 2009). Le cédant doit trouver les bons canaux de communications pour publiciser son désir de vendre (Richomme-Huet et d’Andria, 2009). Il va aussi rechercher le « bon » repreneur qui va perpétuer son entreprise souvent perçue comme l’œuvre d’une vie (Bornard et Thévenard-Puthod, 2009; Kets de Vries, 1985). La deuxième étape se caractérise par la négociation entre le cédant et le repreneur potentiel. Le repreneur voudra obtenir des informations sur l’entreprise à vendre et cherche l’entreprise « parfaite » alors que le cédant aura plutôt tendance à vouloir maximiser les profits liés à la vente en embellissant le bilan de son entreprise (Bornard et Thévenard-Puthod, 2009). Le repreneur doit aussi disposer des moyens financiers nécessaires pour acheter l’entreprise. En effet, l’entreprise qui existe déjà peut être d’une certaine taille et avoir des actifs, ce qui peut contribuer à rendre son rachat plus difficile (Bornard et Thévenard-Puthod, 2009). De plus, il est plus difficile d’obtenir du financement pour racheter une entreprise (Aubry et Wolff, 2016). Le réseau de ressources auxquelles a accès le repreneur joue un rôle déterminant. Ces ressources sont en partie déterminées par la qualité des liens entre le repreneur et les acteurs de l’écosystème de soutien (Lamine, Fayolle et Chebbi, 2014). La troisième étape – appelée transition – voit la cohabitation ou l’accompagnement du nouveau dirigeant par le cédant pour faciliter son entrée dans l’entreprise. Elle se caractérise par les nombreux enjeux légaux, bureaucratiques et fiscaux : la préparation des documents juridiques, le choix du mode de financement, la préparation et rédaction des documents officiels, le transfert de la propriété de l’entreprise, etc. (Picard et Thévenard-Puthod, 2004). Enfin, dans la dernière étape, le nouveau dirigeant doit assumer le plein contrôle de l’entreprise. Cette étape soulève de nombreux enjeux au niveau de la gouvernance, des relations avec les employés et plus largement, avec l’ensemble des parties prenantes. En effet, s’il n’arrive pas à réussir cet exercice, le nouveau dirigeant risque d’être rejeté par les personnes œuvrant dans l’entreprise et ainsi mener le processus à un échec repreneurial (Aubry et Wolff, 2016; Bargues, Hollandts et Valiorgue, 2017). Certains auteurs proposent aussi des découpages plus fins ou plus agrégés, notamment en fusionnant les deux dernières étapes. Il est aussi important de soulever que malgré ce découpage, des allers-retours sont possibles entre diverses étapes, après, par exemple, un échec des négociations (Aubry et Wolff, 2016). Il ne faut donc pas adopter une lecture linéaire de la reprise. Toutefois, ces étapes structurent le modèle de reprise mis de l’avant par les accompagnateurs de ce phénomène, il est donc important d’en tenir compte. Néanmoins, il semble urgent de proposer des modèles qui correspondent davantage aux besoins et défis particuliers de la reprise collective, phénomène qui mobilise une pluralité d’acteurs et qui génère des tensions liées, entre autres, à la double mission des entreprises collectives.

1 Communiqué de presse de la Caisse de dépôt et de placement du Québec, Montréal, le 15 février 2017

2 Statistique Canada, Aperçus économiques — 19 août 2020. Répercussions économiques de la pandémie de COVID-19 sur les entreprises canadiennes de toutes les catégories de taille, par Wulong Gu. https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/pub/11-626-x/11-626-x2020017-fra.pdf?st=164fsojE (Consulté le 16 septembre 2020)

3 Dans le « Relevé des secteurs porteurs de la reprise collective au Québec », réalisé en avril 2020 par le CÉRSÉ, on identifie quelques secteurs comme propices pour la reprise collective, dont le commerce de détail, l’hébergement et la restauration, l’industrie d’information et industrie culturelle, les arts, spectacles et loisirs, entre autres.